Après la pluie
Chapitre 1 : Bruine
Il se tenait non loin de la gamine, tous deux assis sur les marches de la maison. La gamine riait aux éclats aux grimaces de l’homme. Pourtant, par le passé, elle avait hurlé, pleuré, craché sa haine. Elle avait eu de la chance, elle avait fait beaucoup d’efforts. Son bonheur était mérité. Il lui tenait doucement la main ; mais un bruit soudain venant de l’intérieur de la maison l’inquiéta, alors il se retourna en sursautant. Mais de maison, il n’y en avait plus. Elle avait disparu. La fille ! Est-ce qu’elle va bien ? Il lui tenait toujours la main. Mais n’est-elle pas bien fine ? Il reporta son regard sur elle.
Un squelette. Il regarda la main qu’il serrait. Des os. Ils commencèrent à tomber en poussière, la fille n’était plus. L’homme se leva, paniqué. Si la gamine était partie, qu’en était-il d’elle ? Alors, il courut. Il courait. Il courait sans s’arrêter. Autour de lui, rien. Même un paysage désertique aurait été plus rempli. N’avait-il pas été désertique par le passé ? Et pourtant, le sable infini du désert lui paraissait infiniment plus réconfortant que ce vide absolu, d’une couleur indéfinissable. Etait-ce clair, sombre, blanc, noir ? Le seul point de repère, la maison, avait disparu, avec la fille. Il regarda autour de lui, égaré. Où était-elle ?
Devant lui. La femme aux cheveux blancs. La femme, ou la jeune fille ? Jeune femme ? Il ne savait plus trop. Elle paraissait si proche, et pourtant si loin. Il lui tendit la main, elle lui tendit la sienne en souriant. Mais avant que leurs doigts ne puissent se toucher, une bourrasque de vent violente le jeta au sol. Du vent, ici ? Dans cet univers vide ? Il releva les yeux. De la fille, il ne restait que des particules flottantes autour de lui. Le vent l’avait brisée en mille morceaux. Il lui semblait que les morceaux n’étaient toutefois pas similaire à du verre cassé, mais bien à de la chair découpée, déchirée. Il lui semblait même que de ces bouts épars suintaient du sang. Une gouttelette rouge lui percuta le visage.
Il se réveilla en sursaut. Décidément, les nuits courtes et l’abus d’alcool ne faisaient pas bon ménage. Il s’était encore endormi au bar. Il vérifia les poches de sa cape élimée : non, personne ne l’avait volé. Tant mieux, sinon il aurait encore dû se battre. Son sommeil était rarement lourd, mais justement, l’alcool avait tendance à lui embrumer l’esprit, qu’il fusse endormi ou éveillé. Les gens le scrutaient étrangement, finit-il par réaliser. Quoi, tout simplement parce qu’il avait piqué un somme ? Ce n’était pas comme s’il était le seul poivrot qui eût tendance à s’endormir. Etait-ce alors parce qu’il était –toujours– seul à sa table ? Peut-être, mais personne ne l’avait autant dévisagé avant qu’il ne s’endorme, si ?
C’était probablement à cause du hurlement qu’il avait poussé en se réveillant. Un cri indescriptible, micmac émotionnel teinté de tant de sentiments : colère, désespoir, déception, haine, mélancolie, et qui sait quoi d’autre encore. Il en avait marre de faire ce rêve en permanence, cela faisait longtemps qu’elles étaient mortes, pas la peine de déterrer des cadavres. Oui, cela faisait bien longtemps. Combien d’années, tiens ? Ou bien étaient-ce des décennies ? Il avait cessé de compter les ans dès lors que tout avait cessé de compter pour lui. Pourquoi était-il en vie, alors ? Quel intérêt à mourir, en contrepartie ? Tout cela n’était probablement qu’un statu quo. Se jeter volontairement à la mort serait déshonorable, mais tenter de redonner un sens à sa vie serait fatigant et probablement sans intérêt. Alors, que faire dans l’immédiat ?
Il frappa la table de sa chope, cela eût pour effet à la fois de faire détourner le regard aux curieux et d’attirer l’attention du serveur. Ce dernier prit sa commande d’un verre d’eau glacé : cela ferait du bien après la fatigue induite par l’alcool. En attendant son verre, le dormeur malgré lui commença à inspecter la salle à son tour, pour s’occuper. Les regards devinrent par conséquent fuyants, presque honteux. Des gens discutaient, d’autres jouaient aux cartes, d’autres effectivement dormaient ou somnolaient, non sans rappeler notre protagoniste. Il était néanmoins clair que ce bar était un sacré bouge, même pour Fenringrad, la banlieue souterraine de Minas Twulipine.
De toute évidence, lorsque le niveau de vie avait chuté à Minas, Fenringrad était tombée encore plus bas. Originellement de véritables brigands, la population des environs n’était plus que des pauvres gens plus ou moins honnêtes ; ou des voyous de guère de valeur, des petites frappes. Toujours était-il que c’est bien ici qu’il y avait le plus d’agitation, et donc le plus de travail. Encore que Minas n’ait pas été plus en reste, à ce moment. Même la « surface » se faisait de plus en plus hostile. Cela était dû sans aucun doute à la chute de la lignée royale Eäruthiel.
Des prétendants s’étaient bien présentés, certains avaient même eu du succès – s’il leur arrivait de ne pas se faire détrôner par d’autres gens tout aussi ambitieux. Les très rares gens qui avaient une vraie âme de monarque se faisaient irrémédiablement « renvoyer » par Lui. Ou bien est-ce elle ? Le trône Twulipien avait été clairement aussi convoité que la place des Dieux après la seconde Catastrophe, et l’on n’était même pas sûr de l’identité de la personne –si c’était bien une personne– qui avait accédé au trône suprême de dieu. Ce nouveau dieu faisait vraisemblablement un bien piètre travail, et notre inconnu solitaire se trouvait conforté dans cette pensée dans le fait qu’à chaque fois qu’il « blasphémait », rien de particulier ne lui arrivait. Dans les faits, il aurait dû mourir à la moindre pensée négative concernant la divinité actuelle. Dieu ne semblait pas si omniscient que ça. Les planètes régulièrement détruites, les trous noirs qui apparaissaient sans raison dans des zones habitées, les monstres qui se multipliaient tant en nombre qu’en taille… Etait-ce la volonté de Dieu, ou bien une preuve de son incompétence ? Nul ne saurait le dire. Peut-être même pas l’intéressé.
Alors que le penseur se rappela soudain qu’il avait commandé un verre d’eau, la porte d’entrée du bar s’ouvrit avec fracas. Il détourna à peine les yeux pour regarder dans cette direction, il ne prit même pas la peine de tourner la tête. Trois hommes, armés ; il ne savait que trop bien où cela allait mener. « Hold-up, les bouseux ! Tout le monde les mains en l’air ! » s’exclama le premier gorille, suivi du deuxième qui aboya : « Aboule ton fric, barman ! » Le troisième se contentait de pointer son flingue vers le moindre client qui aurait l’audace de ne bouger ne serait-ce qu’un cil. « Ce… ce bar est sous la protection de Tyr le Borgne ! » bafouilla le barman, ce à quoi l’un des gars lui répondit après un éclat de rire : « Tyr le Borgne ? Il a perdu l’autre œil et la vie la semaine dernière ! Faut s’mettre à jour ! » Le barman blêmit, mais ne bougea pas. Plutôt que de réitérer leurs demandes, les voyous se contentèrent de pointer leurs armes sur le barman, mais ce dernier était immobile, tétanisé.
Le silence durait de façon inconfortable.
Une voix rompit le silence, à la surprise de tous, sauf de l’orateur : « Alors, il vient, ce verre d’eau ? » Le premier à avoir parlé, a priori le leader, se retourna vers l’homme à la cape, arme en avant, se rapprochant dangereusement. « Au vu de la situation, tout ce qui t’inquiète, c’est ton verre d’eau ? Tu es vraiment un abruti !
–Et toi, qu’est-ce qui t’inquiète ?
–La balle que tu vas te prendre dans la tête ! » cria le leader, hors de lui devant un calme aussi inhumain. Un coup de feu retentit, la salle entière retint son souffle, et un homme s’effondra. « Mauvaise réponse. Ce qui devrait t’inquiéter, c’est : Vais-je survivre à ce braquage à la pisse, moi et mes potes. » Les deux autres gorilles ne reconnurent pas la voix de leur patron. Il gisait par terre, se tordant de douleur, tout l’abdomen suintant de sang, trempant son haut déchiré là où les plombs avaient pénétré son ventre. Ils ne réagirent pas assez vite. La tête de l’un fit un bruit immonde tandis que les plombs sortant du canon du revolver surdimensionné de l’homme encapé lui fracassèrent le crâne. Son doigt pressa instinctivement la détente de son arme, et les balles se logèrent par dizaines dans le mur, blessant quelques badauds.
Le dernier rescapé se jeta derrière le comptoir, et tira le barman par la cheville, le prenant en otage. « Tu m’laisses partir, ou je le bute ! » Le barman commençait déjà à sangloter, à prier pour sa vie, mais aucune réponse de l’un comme de l’autre. Le silence interminable précédemment ressenti se réitéra, à la différence près que cette fois-ci, quelqu’un allait mourir. Son adversaire n’avait pas bougé, d’après le voyou : il n’avait pas entendu un seul bruit. Lui non plus, d’ailleurs, n’avait pas quitté sa couverture. Que faire désormais ? Tirer à l’aveuglette par-dessus le comptoir ? Il n’y avait rien de mieux à faire.
Alors une explosion retentit, et il vomit du sang. Il baissa les yeux sur ton torse : un énorme trou s’y trouvait. La balle de calibre 12 avait traversé indifféremment le comptoir et ses entrailles. L’homme à la cape remit sa carabine dans son dos, l’homme était mort. Il ne restait que le chef, qui se vidait de son sang sur le sol, pâlot : « Connard… De quoi tu t’es mêlé… Tu sais pas dans quoi tu t’embarques…
–Tu as juste pas eu de chance. J’étais là. Tu serais arrivé 15 minutes plus tôt, j’aurais été endormi. Les petits aléas de la vie.
–Tu fais bien le malin… Chancelier sans Empire… » Et alors qu’il prononça ses mots, l’homme encapé vida le barillet de son revolver dans le visage du désormais défunt. Certains clients vomirent devant cette bouillie de chair, d’os, de sang et de cervelle. Diabolo se retourna alors vers le barman, émergeant peureusement de derrière son comptoir :
« Combien pour vous avoir sauvé les miches ? Et j’ose espérer que mes consommations sont offertes, hm ? »