Aujourd'hui, c'est jeudi ! Et qui dit jeudi, dit le jour de... la nouvelle d'Elyfinthiel !
Comme ma nouvelle précédente, l'Affaire du Whitemail, il s'agit d'une nouvelle assez longue (18 pages au compteur Word), que je vais donc diviser en épisodes. Je l'avais écrite, à la base, pour un concours belge de nouvelles, où, las, je n'ai pas été classé. Je la poste donc ici dans l'espoir de recevoir vos plus vives critiques constructives, et pour vous faire profiter d'un récit qui, s'il ne présente pas de traits surnaturels ou de combats dantesques, je l'espère pourra tout de même vous divertir ^^
27/02/13
Trois petites lunes
« - Les dissensions que Bruxelles connut au début du siècle dernier furent le point de départ d’une nouvelle entité, qui donnera naissance à l’Empire de Brusselie tel que nous le connaissons de nos jours… »
Le chaos régnait en despote dans la classe. Le brouhaha empêchait le professeur de délivrer son enseignement, ses paroles flottaient dans la salle sans trouver un point d’ancrage dans la conscience des élèves.
« - … C’est l’intense activité portuaire et économique de la ville qui lui permit de monter en puissance, et de s’imposer comme quasi-capitale européenne à la fin du 18e siècle…
- Tu fais quoi ce soir ?
- Je vais hanter le Lunatique, j’ai envie de passer une soirée avec une bonne ambiance. »
Les élèves discutaient entre eux, dans un désordre total. Chaque petit groupe entretenait son propre bavardage, dédaigneux de celui de ses voisins. Au centre, deux élèves évoquaient leurs projets nocturnes. Dans un coin, un conciliabule à trois têtes prenait place :
« - T’es où dans le devoir pour philo, Vladimir ?
- J’en suis nulle part, mais j’ai demandé à Ayrton de m’expliquer ça après les cours.
- Fais gaffe fieu, c’est pas aisé et ça compte pour un attirail de points ça.
- Me prendrais-tu pour un sot ? Il y a encore longtemps d’ici demain, ce sera vite plié.
- … Et sa politique intensive de favorisation à l’immigration, qui, en attirant les étrangers de l’ensemble du continent à s’installer dans la cité, contribua à équilibrer… »
À l’opposé de la salle, des bancs s’étaient tournés en demi-cercle, et un garçon discourrait sur ses dernières aventures. Orateur rodé à l’art des foules, il concurrençait les palabres du maître par des exploits autrement plus grivois que l’expansion internationale de la Brusselie :
« - Et là je suis monté sur la table, vous voyez. Elle en croyait pas ses yeux, ils étaient ronds comme des boules de billard. Là je lui ai dit…
- Chakib, aurais-tu l’obligeance de bien vouloir cesser la narration de tes dernières conquêtes, et de te concentrer sur celle de la Brusselie Mauritanienne ? Tu es l’un des premiers concernés par celles-ci, tu pourrais avoir la décence de t’intéresser à l’Histoire !
- Oui monsieur, mais on vous écoute, faites pas de mouron. Regardez, il y a même Bassam qui prend note monsieur, on est tout ouï ! »
L’intéressé était à cheval entre les deux discours, notant l’un, écoutant l’autre, dans une piètre performance d’équilibriste qui ne sait où poser son prochain pas. Par la fenêtre, son regard se perdit dans la masse de travailleurs et des machines à vapeur qui les transportaient. En face du maître, deux filles déblatéraient. L’une, rousse, en tailleur impeccable, fronçait les sourcils :
« - Je peux te l’expliquer si tu veux l’impératif catégorique. Pas besoin d’aller chez ce bourgeois prétentieux, il t’a invité que pour mettre en pratique autre chose que la Critique de la raison pratique tu sais.
- Non ça ira, c’est que l’affaire de quelques heures. Et puis, c’est le meilleur dans cette branche, je veux avoir les meilleurs résultats, je veux pas moisir dans ce collège.
- Dans ce cas Juliette tu aurais mieux fait de t’y mettre avant. D’accord t’as ta famille à t’occuper, mais t’aurais pu…
- … et ainsi jusqu’à la Guerre Visqueuse que connurent vos parents, de 1907 jusqu’à 1916. Aujourd’hui, en 1933, le statu quo demeure, mais…
- … pas possible, ça va s’arrêter. Je finis cette année et je bouge à l’université. Mes parents se damnent pour me payer ces études, je me dois de respecter ça. »
La sonnerie coupa court aux conversations, et on se rua vers la sortie. Tous remirent leur uniforme, attrapèrent plumes et encriers, et s’échappèrent. Ayrton disparût le premier, son chapeau en feutre noir posé élégamment sur son chef. Vladimir sortit sa montre à gousset, la réajusta, et s’évapora dans la foule. Juliette, en tête, continuait l’exposé de ses ambitions à son amie. Bassam, suivant ses pairs, marchait modestement en traînant le pied. Le professeur maugréa sur la déperdition des forces morales contemporaines, et ferma sa mallette.