Hiver 1940
Ma mère et moi pleurions dans l’obscurité du wagon. Le train roulait depuis plusieurs jours déjà, mais nous n’avions pas été nourris.
Nous pleurions la mort d’Ahi. Un matin, il ne s’est pas levé. Nous avions bien tenté de le réveiller, en vain, bien sûr. Il s’était transformé en squelette en si peu de temps… Il me manque tellement…
Il n’était pas le seul à avoir rendu le dernier soupir dans le wagon, ni même dans le train. Tout le monde se demandait où on allait.
Un jour supplémentaire passa lorsque le train s’arrêta enfin. La fatigue pesait sur nous tous.
Nous fûmes accueillis froidement par des hommes en chemises noires, et par un autre muni d’une badine, qui nous touchait avec et nous répartissait en deux groupes. J’étais soulagée d’être dans le groupe de ma mère. L’autre groupe partit, accompagné d’une escouade armée. Quelqu’un, en chemise noire, nous adressa alors la parole :
« Désshabillez-fous, et laissez fos bagages ici. Fous allez prendre une douche. »
Tout le monde protesta au début, mais les armes pointées sur nous ne nous donnèrent pas le choix.
« Fous ferez ce que che fous dit. »
Il avait raison, car tout le monde a obéi. Des soldats, toujours habillés de noir, récupérèrent nos effets personnels. D’autres nous conduirent à un nouveau bâtiment.
« Foici les douches. Entrez. »
Tout le monde s’exécuta, je suivais ma mère. J’entendais une voix qui disait Non… Non, n’y va pas… Je ne comprenais pas. Qui me parlait ?
Non loin de la porte, je ne pus plus avancer. Je voulais avancer, mais mes pieds ne répondaient plus.
« Schnell, Schnell ! »
On me poussa, mais rien à faire, je restais clouée au sol. Je regardais l’homme qui m’avait poussée dans les yeux avec un air de totale incompréhension.
« Sale petite… ! Tu m’as regardé dans les yeux ! Insolente ! »
-Mais je… »
Ma mère fut retenue par des soldats, l’individu que j’avais regardé sortit un pistolet et me le colla sur le front.
« Va en enfer, race inférieure ! »
En un instant, son arme tomba au sol. Tout le monde me regardait, mais je n’avais pas bougé. C’était à n’y rien comprendre. Un gradé s’adressa à l’homme qui avait voulu me tuer, qui ramassa son pistolet et le rangea. J’étais soulagée, mais ils emmenèrent ma mère dans la douche. On me donna des habits déchirés, ayant prit les miens auparavant. L’officier me guida vers un grand bâtiment blanc avec la mention Krankenhaus.
Il me fit m’asseoir sur un banc, et fit un geste qui signifiait clairement attend ici. Puis il est parti.
L’endroit ressemblait à une clinique, je me demandais pourquoi on m’avait amené ici. Un monsieur m’ouvrit la porte de la salle d’attente, me sourit, et me fit entrer.
C’est ce que je fis. La pièce était plutôt spacieuse, mais la première chose que je vis me donna envie de vomir. Il y avait une table d’opération maculée de sang, ainsi que ses alentours. Lorsque je voulus faire demi-tour, l’homme se mit dans mon chemin, et montra la table d’opération d’un air sévère en me parlant dans cette langue que je ne connaissais pas.
Je le regardai d’un air apeuré, demandant par ce biais de l’aide. Il m’assomma avec un objet contondant.
Lorsque je me suis réveillée, je sentis une odeur de sang chaud. Paniquée, je vis que j’étais sur la table d’opération. Je regardais mon ventre, rapidement. Heureusement, il n’avait rien. Un scalpel était posé à côté de moi, ainsi qu’un bocal contenant une bête inconnue. Je préférais ne pas la regarder.
Je cherchais la source de l’odeur de sang, quand je vis l’allemand étalé par terre, baignant dans son sang. Je ne pus retenir mon cri, et je me mis à pleurer.
Des hommes frappèrent la porte à plusieurs reprises. Elle était donc encore fermée, je me demandais qui avait bien pu tuer le médecin si personne n’était rentré…
Des adultes vêtus de noirs enfoncèrent la porte, j’en reconnus quelques-uns parmi eux, certains nous avaient accueillis. L’un d’entre eux rentra, l’arme pointée sur moi, et balaya la pièce du regard. Il sembla jurer lorsqu’il vit le cadavre de son collègue. Il me regarda, et cria, si fort que je me remis à pleurer. Mes sanglots ne firent qu’accroître sa colère, il s’approcha, colla son pistolet-mitrailleur sur mon front, prêt à tirer. Je hurlai de terreur.
Un jeune homme, vêtu de noir lui aussi, mais beaucoup moins effrayant, apparut, sorti de nulle part. Il mit un crochet à celui qui me menaçait, lui arracha l’arme des mains et lui cribla le crâne de balles. Je sanglotais sans arrêt, choquée par tout ce sang, et terrifiée d’être passée si prêt de la mort.
Il tua un second officier, le troisième réagit en lui tirant dessus. Le mystérieux individu disparut alors, les balles avaient été tirées en ma direction. Je ne savais pas comment, mais je fus jetée à terre. Alors il réapparut, l’arme à la main, et le troisième allemand tomba.
J’étais recroquevillée sur le sol, tremblante, je rampais pour essayer de m’échapper ; mais il m’attrapa.
« Non, non, laissez-moi ! pleurnichais-je.
-Il ne t’arrivera rien, me répondit-il dans ma langue, ce qui me surprit, en se forçant à sourire pour me rassurer.
-Si ! Vous allez me faire du mal !
-Je ne te ferai jamais de mal. »
Je le regardai avec des yeux ronds. Les siens étaient violets, et reflétaient une sincérité non-feinte.
« Monsieur… Je ne vous connais pas…
-Moi, je te connais. Cela fait longtemps que je suis avec toi.
-C’est vrai ? Alors pourquoi je ne vous ai jamais vu ?...
-Cela importe peu. Viens. »
Il me tendit la main, et m’aida à me relever. J’étais trop abasourdie par les derniers évènements pour marcher. Il me regarda avec un air désolé :
« Monte sur mon dos, je vais te porter.
-Je vais bien, balbutiais-je difficilement.
-Non, tu ne vas pas bien. Laisse-moi t’aider, tu peux me faire confiance. »
Je lui lançais un regard méfiant, avant de marmonner :
« Vous êtes un homme en noir. Vous êtes méchant.
-Je ne suis pas comme eux. Je ne t’ai pas sauvé pour rien.
-Vous m’avez peut-être sauvée pour me faire du mal après…
-Loin de moi cette idée. Allez, monte sur mon dos, vite. »
Il se baissa pour que je monte sur son dos. Je ne savais pas pourquoi, mais je sentais que je pouvais lui faire confiance. Je me hissai sur son dos, et joignis mes bras au niveau de son cou, et mes jambes autour de sa taille.
« Tu es bien accrochée ?
-Oui. »
Il me transporta à travers le camp. Les coups de feu partaient, nous frôlaient, mais lui ne s’arrêtait pas. J’avais la tête dans ses cheveux gris, et malgré le bruit environnant, je me sentais en sécurité. De temps à autre, j’entendais son arme cracher des balles.
Nous nous éloignions du bruit, et je m’endormis.
~
Nous étions sortis du camp. Je portais Aviva sur mon dos, et elle dormait paisiblement. Je semais tant bien que mal les Allemands qui nous poursuivaient, et je finis par y arriver, mais malheureusement je m’étais perdu. J’étais à l’orée d’un bois, et décidais de m’y enfoncer, afin de monter un petit camp. Je déposais Aviva sur un tapis de feuille, et sourit en la regardant dormir. Elle était si mignonne. Ensuite, je me mis au travail pour faire un feu.
~
A mon réveil, j’entendais un feu crépiter. Je me redressais, et vis l’homme assis prêt du feu. Je repensais soudain à ma mère, et fus prise de panique.
« Où est maman ?
-Au camp, elle n’est pas sortie.
-Elle va revenir ?
-Je ne crois pas.
-Pourquoi ?
-Je ne sais pas.
-Vraiment ? insistais-je.
-Elle est… Très occupée. » lâcha-t-il enfin.
Il regardait les flammes, et moi je le regardais. Il paraissait plus vieux que moi, vers les dix-huit ans. Il était tout de noir vêtu, ses cheveux reflétaient la lumière des flammes grâce à leur couleur argentée. En voyant mon regard sur lui, ses yeux se tournèrent dans ma direction, lueurs violettes qui me fixaient.
« Comment vous appelez-vous ? demandais-je.
-… Je n’ai pas réellement de nom.
-Vous voulez peut-être que je me présente d’abord ?
-Mais je t’ai déjà dit que je te connaissais, Aviva.
-Je… Comment me connaissez-vous ?
-Assied-toi. »
Il était assis sur un tronc d’arbre, et me désignait ses genoux. Je fis ce qu’il me demanda. Une fois sur ses genoux, mes jambes ne touchant plus le sol, il commença :
« D’abord, sache que je ne suis pas tout à fait humain…
-Vous êtes un monstre ? »
Il sourit à cette remarque enfantine, et me répondit :
« Je ne sais pas. Pas un monstre, en tout cas. Un lutin, un esprit, quelque chose du genre, j’imagine…
-Pourtant, vous n’êtes pas petit avec un bonnet vert ! »
Il rit de bon cœur, tandis que je ne comprenais pas pourquoi.
« Je ne suis pas un lutin, alors, rétorqua t-il en me souriant. Je te connais simplement parce que je te suis depuis de nombreuses années.
-Mais… Je ne vous ai jamais vu.
-J’étais… Caché dans ton ombre. »
Il avait eu de la chance que je sois encore jeune, car sinon, je n’y aurais jamais cru.
« C’est vous qui m’aidiez sans vous faire voir, alors ?
-Oui, tout à fait.
-Vous êtes très gentil ! »
Il me décocha encore un sourire. Je le trouvais très rassurant.
« Tu peux me tutoyer, tu sais.
-Pourquoi est-ce que vous…
-Tu, me reprit-il.
-Oui, pourquoi tu es dans mon ombre ? questionnais-je, pleine de curiosité.
-Je ne sais pas. Je ne sais même plus quand est-ce que je m’en suis rendu compte. Mais je me suis dit que tant qu’à être coincé, je pourrai te protéger…
-Tu es coincé ?
-Oui. Je ne peux pas m’éloigner à plus de plusieurs mètres de toi.
-Tu as déjà essayé ?
-Au début, oui. Mais maintenant, je n’ai plus envie de partir.
-Pourquoi ?
-Et bien… »
Il paraissait gêné, et je ne comprenais pas encore pourquoi.
« Ca fait longtemps que je suis coincé, je me suis attaché à toi. Tu comprends ?
-Tu me considères comme une amie ?
-Plus que ça, j’imagine.
-… Comme une petite sœur ? »
Il fut surpris par cette idée, mais il acquiesça lentement.
« Oui, c’est peut-être ça.
-D’accord ! Mais je ne connais toujours pas ton nom…
-Donne-moi le nom que tu veux, ça ne me dérange pas.
-Hmm… » Je réfléchissais. « Ombre !
-Ce n’est pas compliqué, au moins, me dit-il en souriant. Donc, je me présente : Je suis Ombre.
-Mais je sais qui tu es ! m’énervais-je, d’une colère d’enfant qui le fit sourire.
-Oui, Aviva, tu le sais. Tu n’as pas beaucoup dormi, je t’ai réveillé avec le feu. Demain, on va devoir trouver à manger, alors va te reposer. Je monte la garde, ne t’inquiète pas.
-Tu ne dors pas ?
-Je n’en ai pas besoin.
-D’accord… »
Je regardais les habits lamentables dont j’étais pourvue, et je grelottais de froid sur le sol tout aussi frais. Il me couvrit avec une veste qu’il avait récupérée dans le camp.
« Dort bien. » me souffla t-il en m’embrassant sur le front.
Je sombrais dans les brumes du sommeil.
~
La forêt était plutôt tranquille, si on faisait exception de la faune, de la flore, et du paisible souffle d’Aviva. Je mourrais d’envie d’arrêter de surveiller, et de la regarder dormir, son doux visage immobile. Je me surprenais à penser des choses étranges, et décidais de me concentrer sur ma tâche. Le soleil se leva bien assez tôt.
~
Une voix m’appelait. Je la reconnus immédiatement : C’était Ombre.
« Aviva… Réveille-toi… »
Je ne répondais que par de vagues marmonnements, mais il insistait.
« Allez. Nous devons aller chasser.
-Grmbl… Vas-y sans moi…
-Tu sais bien que je ne peux pas, sinon je t’en priverai bien. »
Je soupirais.
« Bien, allons-y, alors… Mais comment tu veux que je te suive ? Tu cours bien plus vite que… »
Avant que je ne finisse ma phrase, il s’accroupit et me présenta son dos. Je bondis joyeusement sur ce dernier, et m’agrippait à son cou.
« Profite bien… Quand tu grandiras, ça sera différent, me souffla t-il.
-Je veux pas grandir ! »
Je ne voyais pas son visage, mais je me doutais bien qu’il souriait. Je ne comprenais pas pourquoi il souriait quand j’étais sérieuse.
La chasse fut bonne : Nous avions plein de viande lorsque le soleil était au plus haut dans le ciel, et nous pourrions en remanger le soir. Ombre refusa que je cueille des champignons, car il ne savait pas lesquels étaient toxiques et lesquels ne l’étaient pas.
L’hiver étant peu propice au voyage, nous avons passé ce dernier dans ce bois. Nous nous étions assurément liés d’amitié, peut-être même de fraternité, et je lui faisais entièrement confiance. Ce qui était plutôt normal, puisque je lui avais d’ores et déjà confié ma vie.